CHAPITRE SIXTEEN
COMME LA CHAPELLE 42
Entre le devoir et les considérations personnelles, je n’hésite jamais longtemps. D’autant plus que j’ai un centième de seconde avant de me décider. Je téléphone un adieu ému à Félicie, ma brave femme de mère, qui doit être en train de passer ma chambre à l’encaustique, tout là-bas, dans notre pavillon de Saint-Cloud.
Je me jette à plat ventre et, à la volée, je plombe Monsieur !
La flamme s’éteint, Xidos également. Et une giclée de prunes arrive dans le couloir, soulevant des morceaux de plancher à quelques centimètres de mon visage.
Je me jette en arrière, indemne ! Un vrai miracle. Je pige que ce qui m’a sauvé, ce sont les trois types morts amassés à l’entrée de la pièce. Ils ont faussé l’angle de tir des boy-scouts.
Andy, depuis sa planque, m’adresse un véhément compliment en élevant son pouce à la hauteur de son visage.
Bon, et maintenant ?
J’essaie de filer un coup de périscope dans la casbah.
Ce que j’y vois fendrait le cœur d’un gardien de la paix, en admettant bien sûr que les gardiens de la paix aient un cœur !
La belle blonde qui, la nuit même, me faisait le coup du « lance-ta-casquette-et-viens-la-chercher » est agenouillée devant le cadavre de son bonhomme. Elle glapit, gémit, geint, vagit (éviter toute contrepèterie) et sanglote comme si elle tournait la grande scène de « C’est triste, hein, d’être Iseult ! ».
Tout à coup, elle relève son beau visage superbe, baigné de larmes 43. Il est enflammé par la haine.
Elle me crie sans me voir des insultes intraduisibles.
Puis complétant l’acte suprême de son mâle, elle chope le briquet gisant près du cadavre, et, avant que j’aie pigé ce qu’elle voulait faire, met le feu aux documents !
Je n’ai pas le temps de réfléchir… Non, tout se brouille. Je deviens le chien esclave de son instinct.
Je me précipite dans la pièce. Mon rush a été si instinctif que les autres mettent un poil de seconde à piger. Me voilà au mitan de la pièce, accaparant l’attention par le seul fait de mon intrusion. C’est ma témérité qui me sauve justement. En effet, ils négligent Andy. Et le monsieur du F.B.I. ne perd pas de temps. Pif, boum ! Zim ! Deux types poussent des cris d’orfèvres en titubant.
Moi je suis dans le foyer de la cheminée. Je joue les petits ramoneurs savoyards, vous savez, ceux qui se différencient des pingouins par la couleur. (Les pingouins ont le ventre noir et la queue blanche.) Je saisis les plans. Il n’y a pas trop de mal de fait ! Je me couche dessus pour les éteindre.
Et une houri, Miss Prends-moi-toute, folle de haine, se jette sur moi, contribuant ainsi à ma sauvegarde parce qu’elle me fait un paravent de son corps sans s’en rendre compte ! Ses ongles pointus me déchirent la frime. Elle laboure ma pauvre gueule avec frénésie. Et je me laisse faire, soucieux de ne pas lâcher les fafs.
Le tumulte est inouï. Jamais je n’ai assisté à pareille échauffourée. On ne sait plus où on en est, les uns et les autres, car les poulets de secours ont envahi le terrain.
Lorsqu’ils m’enlèvent des mains de la donzelle blonde, celle-ci a les mains rouges de mon sang. Des lambeaux de ma viande truffent ses ongles cassés. Je me regarde dans un délicat miroir, fait pour refléter de délicieux minois, et je réprime un sursaut.
Mes pauvres enfants, je ressemble à un Indien sur le sentier épineux de la guerre ! Ah ! il n’est pas laubé, votre petit San-Antonio, mesdémes ! S’il venait dans votre alcôve dans cet état, contrairement à votre habitude, vous appelleriez votre mari !
J’en suis donc réduit à aller me faire réparer la bouille à l’hosto où l’on finit de recoudre Pinuche et Béru…
Peu importe mon incapacité temporaire de Casanova, ce qui importe c’est ma victoire ! J’ai gagné sur toute la ligne. Mes amis sont saufs et j’ai les plans !
En fin de journée, Andy vient me rendre visite. J’ai la tête entortillée dans de la gaze.
— San-Antonio ? demande-t-il, craignant de se tromper.
— Alias Ramsès II, fais-je.
Il rit.
— Je venais vous apporter les compliments de mes chefs et du vôtre à qui j’ai câblé.
— Thank you.
— Vous avez épaté mes camarades et stupéfié moi par votre courage et votre malinité.
Il s’arrête.
— Est-ce français, malinité ?
— Non, lui dis-je, mais c’est gentil.
Il sort une boutanche de rye de sa poche.
— Have a drink ?
— Yes ! tu parles !
On s’en téléphone un vieux coup.
Il se met alors à me résumer l’historique de la bande qu’on vient d’anéantir. Ce Xidos, un Grec, j’avais vu juste, ex-diplomate qui avait mal tourné, était venu s’installer aux U.S.A. après la guerre.
Il avait établi un commerce d’achat et de revente de documents multiples. Il possédait des correspondants en Europe et en Asie…
Ce coup de filet est donc un coup de maître.
Votre San-Antonio se requinque, mesdémes ! Car c’est lui qui a gagné le canard ; presque tout seul, vous êtes bien d’accord ?
Par ma fenêtre, j’aperçois une forêt de gratte-ciel que l’or du soir embrase. C’est beau, New York.
— J’oubliais de vous dire, fait Andy, votre chef demande que vous rentriez dès demain ; il a besoin de vous !
Je maugrée. Vous parlez d’une vieille lope, ce Boss ! On se fait démolir le portrait à cinq mille bornes de chez soi pour le prestige de la maison, et il vous laisse même pas le temps d’aller tomber des nanas dans les boîtes de Greenwich Village
— Mes amis sont-ils en état de voyager ?
— Oui. Leurs blessures sont assez superficielles.
— O.K., Andy. Alors nous prendrons l’avion de demain matin si s’est possible.
— Ça l’est ! Avec le F.B.I. tout est possible !
Ça y est ! Lui aussi est prêt à se faire scalper pour le prestige de sa boîte ! Ah ! les hommes ! Quel troupeau de moutons !